Valentine, peux-tu nous parler de tes mille vies ?
Après une formation de designer textile, couleur et matière aux Arts décoratifs à Paris, j’ai travaillé dans la mode, d’abord dans des bureaux de tendances puis chez différentes marques, comme Kenzo et Paul Smith. J’ai été très vite secouée par les énormes productions textiles auxquelles je participais en évoluant dans ce secteur. J’ai tout lâché pour monter un projet solidaire avec des femmes artisanes en Inde ; je ressentais le besoin de donner du sens à ce que je faisais. À mon retour en France, j’ai croisé le chemin d’une amie de longue date, photographe, avec qui j’ai monté Yvonne Club, une agence qui accompagne les marques en photo, vidéo et direction artistique. En parallèle, je me suis laissée davantage de temps pour me consacrer à ma passion : la céramique.
Te rappelles-tu justement du premier contact de tes mains avec l’argile ?
Je pratique la céramique depuis toujours. J’ai commencé lorsque j’avais 6 ou 7 ans, ce n’était évidemment pas du tout à la mode, et tout le monde se moquait de moi lorsque je disais que j’allais à la poterie. Lorsque je suis arrivée à Paris il y a quinze ans, j’ai trouvé un atelier dans lequel je pouvais évoluer en toute liberté et me consacrer à mes projets.
Quel a été le déclic pour laisser plus de place à cette passion ?
J’ai toujours été très manuelle, et dans mon activité artistique avec Yvonne Club, je mets sans cesse la main à la pâte : découpage, collage, peinture. J’avais besoin de plus, et lorsqu’il y a deux ans et demi j’ai pu me créer mon atelier dans la ferme que nous avons achetée dans le Perche, je me suis mise à produire sans m’arrêter. Cette activité que je voyais uniquement comme ma zone de décharge a commencé à prendre davantage de place. Et c’est poussée par mon entourage que je me suis décidée à montrer mes créations, d’abord lors d’un pop-up, puis chez Estelle de Brutal Ceramics, qui a les a exposées.
Que te procure cette relation à la matière ?
C’est une sensation très intense, une véritable respiration ; j’ai l’impression de poser mon cerveau sur la table et que mes mains travaillent seules. Avoir les mains dans la terre a l’effet chez moi d’une bulle de détente de l’ordre du massage ou de la session de relaxation.
Ton rapport au temps a-t-il changé depuis que tu navigues entre Paris et le Perche ?
La semaine à Paris, j’ai un emploi du temps de ministre millimétré. Le week-end, à la campagne, c’est le lâcher-prise. J’ai conscience que c’est un luxe d’avoir le temps de se consacrer à la céramique dans nos vies effrénées. Je me rends compte que c’est aussi vital : j’ai l’impression de regagner des points de vie depuis que j’ai mieux réparti mon temps. Lorsque je suis dans mon atelier, il n’y a plus de notion des heures qui défilent. J’y trouve mon équilibre, je me recentre, et surtout je renouvelle mes idées.
Comment définis-tu les pièces que tu fabriques ?
Je les vois comme des pièces extrêmement spontanées, à cheval entre l’artisanat et des petits tableaux en 3D. Les vases n’ont pas besoin d’être remplis de fleurs pour être beaux, les dessous-de-plat s’installent le long de la crédence comme des petites œuvres du quotidien. Je tends davantage à la pièce unique que vers les pièces en série. J’aimerais d’ailleurs créer plus d’objets inutiles et purement décoratifs.
Tes pièces sont un véritable éloge à la couleur…
Travailler la couleur est une passion qui me suit depuis ma formation. Je passe énormément de temps à fabriquer mes couleurs, telle une petite chimiste, avec ma balance et mes pigments. Avant de commencer un projet, je développe une gamme, et c’est à partir de cette gamme que j’imagine des formes. Je réalise des petites fiches en terre que je teste et j’ajuste. J’utilise des engobes, c’est un mélange de pigments et de terre. Cette technique permet d’avoir un résultat très précis, sans bavure et sans surprise de teinte à la sortie du four.
Comment les maries-tu entre elles ?
Je m’inspire de tout et de rien pour associer les couleurs entre elles. Parfois, elles sont disposées en vrac dans la boîte de rangement et là je flashe, je trouve que l’harmonie est parfaite, alors je les mets de côté. J’ai également des grilles accrochées au mur sur lesquelles je suspends mes couleurs avec des crochets, que je déplace pour créer des ambiances colorées. Je prends aussi beaucoup de photos ; un livre repéré chez une amie, dans le métro, ou encore un bâtiment délabré, regroupées dans un dossier sur mon téléphone. C’est toujours très spontané. J’utilise beaucoup de couleurs très vives, mais j’aime également les couleurs naturelles, notamment toutes les teintes terreuses. D’ailleurs, je laisse toujours apparaître la terre sur au moins une zone de la pièce que je crée !
Ton processus créatif dans la céramique diffère-t-il de celui de ton activité chez Yvonne Club ?
Pour Yvonne Club, je me dois d’être extrêmement organisée et je travaille avec des PDF hyper-précis et des to do lists à l’heure près. À l’atelier, j’ai déjà essayé de réaliser des plans de collection, de réutiliser mes mécanismes, mais cela ne marche pas. Je fais tout de même beaucoup de dessins préparatoires. Quand j’ai une idée, je la dessine, afin de la sauvegarder, mais je ne réalise jamais ce que j’avais prévu de faire. L’atelier est d’ailleurs à l’image de ma façon d’appréhender la céramique. C’est un bazar sans nom, dans lequel j’accumule plein d’objets, une véritable zone de lâcher-prise et d’expérimentation. Je pose mes pièces au milieu de toutes mes trouvailles chinées dans le Perche, et j’imagine des compositions. Je les regarde de loin et pense aux couleurs que je vais pouvoir leur donner.
Ton inspiration vient-elle davantage de la nature ou de la ville ?
Tout m’inspire ; je suis une véritable éponge. Mon métier m’oblige à être ouverte d’esprit, à regarder profondément tout ce qui se passe devant moi, je suis attirée par tout. Si j’étais seule dans le Perche, je manquerais de nourriture inspirationnelle. Me promener à Paris, me poser à une terrasse, peut me donner l’idée de dix collections de céramique et de 30 000 photos. L’un ne va pas sans l’autre ; l’équilibre entre les deux est parfait.
Les inspirations
de Valentine Rosi Mistou
Tes habitudes lorsque tu retrouves le Perche le week-end ?
Ma voiture m’attend à la gare ; c’est une vieille Clio Baccara, un bolide. J’ai une petite enceinte à l’intérieur et je mets systématiquement ma playlist cheezy. Je hurle tout le trajet jusqu’à arriver au café du Commerce de Longny-au-Perche, où je retrouve ma copine Juliette qui a récemment quitté Paris pour s’y installer. Je reprends ensuite la route jusqu’à la maison et mon premier réflexe est d’aller dans mon atelier. J’ai souvent un four à ouvrir, et je suis très impatiente de découvrir ce qu’il y a dedans.
Les artistes qui t’inspirent dans ton travail ?
Le jeune peintre Idir Davaine, pour l’énergie qui ressort de ses œuvres. Le styliste belge Dries van Noten, pour la subtilité des couleurs et des matières qu’il utilise pour ses pièces. Les peintres David Hockney et Edward Hopper, pour leurs gammes chromatiques. L’illustrateur David Carter, qui sait créer la surprise et l’émerveillement avec un rien, ou encore l’artiste peintre et designer française Nathalie du Pasquier, pour rappeler que l’art est un jeu qu’il ne faut pas trop prendre au sérieux.
Des éléments d’architecture qui t’animent ?
J’aime tout ce qui est délabré. J’adore les textures que le temps laisse sur les murs, la superposition d’histoires que l’on peut voir apparaître par morceaux. À la campagne, il y a beaucoup de granges, hangars ou autres bâtisses qui mêlent souvent charpente en bois, parpaings peints, tôle ondulée, filets non identifiés, objets métalliques en tout genre ; j’adore ces mélanges de matières qui me donnent envie d’explorer.
Un musée ou une galerie qui t’inspire ?
J’habite juste à côté de la Chapelle XIV dans le 18e arrondissement de Paris, j’y passe donc très souvent. J’aime ce lieu hybride qui fait la part belle aux jeunes artistes. Le Bal, également dans le 18e, et le musée Bourdelle, dans le 15e, m’inspirent aussi beaucoup.
Où aimes-tu te balader ?
À côté de ma maison dans le Perche se trouve la grande forêt domaniale Réno-Valdieu. Elle possède de nombreuses espèces d’arbres différentes, ce qui en fait une forêt très riche. Nous y allons très souvent, et chaque saison nous donne l’impression d’un lieu nouveau et différent.
La vie est-elle plus belle en couleurs ?
Quelle question !