Artisanat : Emma Bruschi, de paille et de seigle

En Haute Savoie, Emma récolte le seigle et tisse ensuite la paille pour en faire des bijoux et des vêtements. Rencontre avec cette artiste au savoir faire rare et minitueux.

Par Marine Mimouni - UNE : Cynthia Mai

Alors tout juste âgée de 24 ans, la créatrice Emma Bruschi fait partie des finalistes de la 35e édition du festival de mode, de photographie et d’accessoires d’Hyères. Elle y présente Almanach, une collection de vêtements conçue avec de la paille qui lui vaut le prix 19M des Métiers d’art de Chanel 2020. C’est dans la ferme familiale, en Haute-Savoie, que la jeune femme entreprend un travail minutieux de la matière. À la fois mélancoliques et poétiques, les œuvres en seigle de Bruschi sont une ode à la paysannerie. Rencontre.

Comment vous est venu cet intérêt pour le travail de la paille ?

Tout a commencé lors de mes études en design de mode, lorsque j’ai aperçu des photographies de vieux bouquets de moisson en feuilletant un magazine. Leurs formes m’ont immédiatement captivée. J’ai été surprise par la souplesse de cette matière que j’ignorais jusqu’alors. Poussée par la curiosité, j’ai commencé à rechercher des artisans maîtrisant ce savoir-faire unique. Deux ans plus tard, j’ai commencé un master en design de mode à l’HEAD à Genève, en Suisse ; l’occasion de me rendre au musée de la Paille à Wohlen. Il présentait notamment des chapeaux et des bijoux en paille ; cela m’a beaucoup inspirée. J’ai donc demandé au musée de me communiquer quelques contacts d’artisans qui travaillaient la paille et je suis partie à leur rencontre. Ils m’ont alors transmis leurs techniques et m’ont prêté des outils pour que je puisse expérimenter la matière lors de mes études. J’ai souhaité la transformer en vêtements.

 © Cynthia Mai
© Anaïs Barelli

Votre famille possède une ferme en Haute-Savoie. Peut-on dire que cet intérêt pour la paysannerie vous a été transmis ?

La ferme, qui appartenait à mes grands- parents maternels, a été reprise par mon oncle et ma tante. Leur production se concentre principalement sur l’exploitation laitière. Ils cultivent également du blé pour le fourrage des animaux. Je leur ai donc demandé de planter une petite parcelle de seigle à destination de mon travail. L’aventure a commencé ainsi. À travers mes créations, je souhaite transmettre l’amour que j’éprouve pour ce lieu où j’ai de très beaux souvenirs d’enfance.

̈ Mes pièces font écho à des histoires déjà vécues. ̈

Pouvez-vous nous parler de la conception de vos pièces ? Travaillez- vous en collaboration avec des artisans ?

J’aime apprendre les techniques artisanales anciennes qui demandent un travail minutieux comme la broderie et le tressage. C’est grâce à ces différentes méthodes que je trouve mes formes. Cela me vient sur le moment. Que ce soit pour mes objets ou mes vêtements, la conception est la même. La seule chose qui les différencie est le rapport qu’ils ont au corps. J’aime collaborer avec des artisans qui possèdent un autre savoir-faire. Cela permet d’amener mon travail dans une autre dimension.

Quels messages souhaitez-vous faire passer à travers vos créations ?

Je dirais qu’il y a de la poésie et un soupçon de nostalgie. Comme mes créations sont imprégnées du passé, les personnes me disent généralement que des souvenirs d’enfance remontent dans leur esprit. Mes pièces font écho à des histoires déjà vécues.

D’où proviennent les matières que vous utilisez ? Est-ce que vous les récoltez vous-même ?

La récolte du seigle est une tradition qui me tient à cœur et que j’entreprends avec l’aide de mon grand-père et de ses amis. Après la récolte, j’invite de nombreux voisins à participer à l’effort collectif du paquetage de blé et de seigle, en les attachant solidement avec de la ficelle. L’après-midi, j’anime un atelier de tressage de paille afin de transmettre mon savoir-faire. Cet échange de connaissances enrichit non seulement mon travail, mais confère également à la récolte une signification plus profonde. Pour moi, cet événement annuel est plus qu’une simple tâche saisonnière ; il constitue l’essence même de mon artisanat.

Nous pouvons dire que la nature dicte vos créations…

Le travail du seigle exige une certaine organisation en raison du cycle annuel de récolte. Malgré les incertitudes dues aux intempéries et aux insectes, l’expérience de travailler avec des matières vivantes est fascinante. À travers mes créations, je peux vraiment imposer mon rythme.

Lors de la Design Parade 2023, vous avez présenté pour la première fois des pièces de mobilier et des objets recouverts d’épis de seigle.

Pouvez- vous nous en parler ?

La villa Noailles a souhaité collaborer avec moi pour la dernière édition du festival Design Parade. Cela faisait longtemps que j’avais envie de recouvrir desobjetsavecdesépisdeseiglecomme une fourrure. J’ai donc sélectionné des pièces typiques du design qui ont été beaucoup réinterprétées comme la chaise,latablemaisaussilalampe.Toutes les pièces de mobilier et objets ont été chinées sauf l’assise qui a été conçue par Robert Mallet-Stevens, l’architecte de la villa Noailles. Cette collaboration avec la villa Noailles m’a permis de développer une nouvelle technique et mon intérêt pour le design d’objets.

 © Anaïs Barelli
© Ana Krau

̈ J’aime apprendre les techniques artisanales anciennes qui demandent un travail minutieux comme la broderie et le tressage. ̈

Selon vous, est-ce que la jeune création est promise à un bel avenir ?

J’espère (rires). Les créateurs et créatrices essaient d’apporter des solutions, même au sein des écoles. Les formations commencent à apprendre la mode différemment. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus continuer à produire sans nous poser de questions. Je pense qu’il y a vraiment tout un système circulaire à repenser.

Comment imaginez-vous l’artisanat de demain ?

Aujourd’hui, les personnes ont besoin de créer avec leurs mains ; demain, j’espère que l’artisanat sera plus développé et plus reconnu. Il y a des créateurs spécialisés dans l’innovation, d’autres plus dans la réinterprétation du passé. Je trouve que l’intérêt pour l’artisanat est de plus en plus grand ; j’espère juste que cela ne sera pas un effet de mode. J’aime le fait d’être à la fois artisane et designeuse. Cela me donne une liberté assez incroyable. À mon sens, il serait intéressant d’apprendre à l’école des choses manuelles plutôt qu’intellectuelles.

Sur quel projet travaillez-vous en ce moment ?

J’écris un livre qui sera publié aux éditions Ulmer en octobre 2024. Il permettra d’apprendre des techniques artisanales anciennes reliées à l’art populaire et domestique qui était principalement utilisé dans les campagnes ; l’occasion de mettre en lumière le tressage de la paille, le filage de la laine mais aussi le raccommodage dans les règles de l’art, toutes ces techniques qui devraient être adoptées dans notre quotidien.

@emma.bruschi

Les inspirations d’Emma Bruschi

Quelle est pour vous la journée rêvée ?Travailler à la ferme, être au contact de la nature, récolter du seigle… La journée des moissons est pour moi la plus belle journée de l’année.

Quel est l’artiste qui vous inspire le plus ?
Si je devais citer un artiste en particulier, ce serait l’écrivain et cinéaste Jean Giono. Ses livres et ses écrits m’ont bouleversée, même si cela n’est pas concret comme des vêtements ou des objets. C’est plus son univers artistique que j’ai eu envie de faire ressentir à travers mes créations.

Est-ce qu’il y a une habitude que vous chérissez ? Oui, faire des cordelettes de paille ! C’est un geste assez répétitif qui en devient presque méditatif. Cela permet à mon esprit de s’échapper.

Un livre qui vous inspire ? Le livre Que ma joie demeure de Jean Giono, l’un de mes livres préférés. Ça va faire longtemps que je l’ai lu. Il faudrait que je le refasse…

Quelle est la création de vos rêves ? J’ai très envie de refaire une nouvelle collection de vêtements et de bijoux. J’aimerais qu’il y ait une certaine
spiritualité et une paysannerie assez forte. Depuis quatre ans, j’accumule beaucoup de techniques que j’ai envie d’appliquer aux vêtements. L’idée n’est pas de réaliser une collection uniquement avec de la paille mais avec diverses techniques afin de révéler toute la richesse de l’artisanat.

 © Anaïs Barelli

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Article à retrouver dans le HOME Magazine n°111 (mai-juin 2024), disponible en kiosque
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